Quand le travail devient une question de vie ou de mort
Après huit ans, quatre mois et vingt-trois jours de chômage minutieusement comptabilisés, Robert Lapresse avait enfin décroché un emploi. Un vrai. Avec un bureau, un badge, et même une ligne téléphonique dédiée. La consécration.
« Service client ? C’est merveilleux ! », s’était-il exclamé en recevant son contrat, les yeux brillants devant cette opportunité de pouvoir enfin se faire raccrocher au nez professionnellement.
Le fameux jour J, Robert s’était levé à 4h30 du matin, bien que son service ne commence qu’à 9h. « On ne sait jamais, le réveil pourrait tomber en panne, le temps pourrait s’arrêter, ou pire : Pôle Emploi pourrait appeler pour un contrôle surprise », avait-il expliqué à son poisson rouge, seul témoin de son excitation matinale.
Il avait soigneusement repassé son costume, celui qu’il gardait depuis 2015 pour « les occasions spéciales », principalement des entretiens d’embauche où on lui expliquait qu’il avait « un profil intéressant mais pas exactement celui recherché ». Le costume avait un peu rétréci au fil des ans – à moins que ce ne soit Robert qui se soit élargi à force d’entretenir une relation fusionnelle avec son canapé.
À 8h45, Robert était déjà dans les locaux. Premier arrivé, comme dans ses rêves les plus fous. L’excitation était à son comble. Tellement à son comble qu’il décida de courir dans le couloir menant à son bureau – son bureau ! Le sien ! Avec une chaise qui tourne et tout !
C’est alors que le destin, ce scénariste ironique, décida de placer sur son chemin une moquette particulièrement glissante. La même moquette que le service maintenance avait nettoyée la veille, laissant un petit panneau « Attention sol glissant » que Robert, dans son élan d’enthousiasme, avait pris pour un élément de décoration moderne.
La suite fut aussi rapide que tragique. Un dérapage incontrôlé, une glissade digne des meilleurs patineurs artistiques, et une rencontre frontale avec le coin d’un bureau. Le même bureau qui, quelques secondes plus tôt, représentait pour lui le saint Graal de la réinsertion professionnelle.
L’ironie voulut que son badge de « Meilleur Nouveau Téléconseiller » (préparé par une RH optimiste) fut retrouvé intact dans sa poche, contrairement à son propriétaire. Son contrat de travail, également dans sa poche, n’avait même pas eu le temps d’être froissé.
L’enquête conclut à un « excès de motivation sur lieu de travail », une première dans les annales des accidents du travail. Son ancien conseiller Pôle Emploi nota dans son dossier : « A enfin trouvé un emploi stable – très stable. »
La direction, magnanime, décida d’installer une plaque commémorative : « À la mémoire de Robert Lapresse (1996-2024) – Il voulait vraiment travailler ». Elle fut placée juste au-dessus du panneau « Attention sol glissant ».
Son poisson rouge hérita de son allocation chômage.
Note : Cette histoire est une fiction. Aucun téléconseiller n’a été blessé pendant sa rédaction. La moquette, en revanche, a été remplacée par du carrelage antidérapant.
Post-scriptum : Le service des ressources humaines tient à préciser que l’enthousiasme au travail est toujours encouragé, mais de préférence à une vitesse raisonnable et avec des chaussures adaptées.